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Téhéran en crise, ou le retour aux sources de la révolution de 1979, par Slavoj Zizek
LE MONDE | 27.06.09 | 15h44
uand un régime autoritaire approche de sa crise finale, sa dissolution suit en général deux étapes. Avant son effondrement, une mystérieuse rupture se produit : les gens réalisent tout d'un coup que la partie est terminée, et ils cessent d'avoir peur. Non seulement le régime perd sa légitimité, mais l'exercice du pouvoir est perçu comme une réaction de panique impuissante.
Nous connaissons tous la scène classique des dessins animés dans laquelle le chat se trouve au-dessus d'un précipice mais continue de marcher sans tenir compte de l'absence de sol sous ses pattes ; il commence à tomber lorsqu'il baisse les yeux et aperçoit le gouffre. Lorsqu'il perd son autorité, le régime est comme un chat suspendu au-dessus du précipice.
Dans Le Shah (éd. 10-18, 1994), une description classique de la révolution de Khomeyni, Ryszard Kapuscinski situait le moment précis de cette rupture : un manifestant qui se trouvait à un carrefour de Téhéran refusa de bouger lorsqu'un policier lui ordonna de partir, et le policier embarrassé s'en alla ; en quelques heures, tout Téhéran avait entendu parler de cet incident et, bien que les combats de rue se soient poursuivis pendant des semaines, tout le monde savait d'une certaine façon que la partie était terminée. Assistons-nous à quelque chose de similaire ?
Les interprétations de ce qui se passe aujourd'hui en Iran sont multiples. Pour certains, c'est le point d'orgue du "mouvement réformiste" pro-occidental dans le droit-fil des révolutions "orange" en Ukraine, en Géorgie, c'est-à-dire une réaction laïque à la révolution de Khomeyni. Ils soutiennent les protestations car ils les considèrent comme le premier pas vers un nouvel Iran démocratique libéral et laïque, libéré du fondamentalisme musulman.
Pour les sceptiques, au contraire, Ahmadinejad a remporté les élections : il est la voix de la majorité, alors que Moussavi est soutenu par les classes moyennes et leur jeunesse dorée. En bref : abandonnons les illusions et reconnaissons que l'Iran a, en la personne d'Ahmadinejad, le président qu'il mérite. Il y a ensuite ceux qui ne voient en Moussavi qu'un membre de l'autorité cléricale, ne présentant que des différences de pure forme avec Ahmadinejad, décidé lui aussi à poursuivre le programme nucléaire et opposé à la reconnaissance d'Israël ; il a par ailleurs joui du soutien de Khomeyni lorsqu'il était premier ministre durant la guerre contre l'Irak.
Finalement, les plus tristes de tous sont les sympathisants de gauche d'Ahmadinejad : ce qui est en jeu pour eux est l'indépendance iranienne. Ahmadinejad a gagné parce qu'il a défendu l'indépendance du pays, dénoncé la corruption au sein de l'élite et utilisé les richesses provenant du pétrole pour augmenter les revenus de la majorité défavorisée. Il s'agit là, nous dit-on, du véritable Ahmadinejad, derrière l'image véhiculée par les médias occidentaux d'un fanatique négationniste. Ce qui se déroule en Iran ne serait donc qu'une répétition du renversement de Mossadegh en 1953 : un coup d'Etat financé par l'Occident contre le président légitime.
Bien que divergentes, toutes ces versions interprètent les protestations iraniennes selon l'axe de l'opposition entre extrémistes islamistes et réformistes libéraux pro-occidentaux, ce pourquoi il leur est si difficile de déterminer la position de Moussavi : est-il un réformateur soutenu par l'Occident qui veut renforcer la liberté individuelle et l'économie de marché, ou bien un membre de l'autorité cléricale dont la victoire ultime n'aurait aucune répercussion sérieuse sur la nature du régime ? De telles oscillations prouvent qu'ils passent tous à côté de la vraie nature des protestations.
La couleur verte adoptée par les partisans de Moussavi, les cris "Allah akbar" qui retentissent depuis les toits de Téhéran le soir montrent qu'ils voient leur activité comme la répétition de la révolution de Khomeyni, en 1979, comme un retour à ses sources, l'effacement de la corruption ultérieure de la révolution. Ce retour aux sources n'est pas seulement programmatique ; il se rapporte davantage au mode d'activité des foules : l'unité incontestable du peuple, la solidarité générale, l'auto-organisation ingénieuse, l'improvisation de moyens pour exprimer la protestation, le mélange singulier de spontanéité et de discipline, comme la marche menaçante de milliers de personnes dans le silence. Nous avons affaire à un soulèvement populaire authentique des partisans déçus de la révolution.
Nous devons tirer de cet aperçu plusieurs conséquences déterminantes. Premièrement, Ahmadinejad n'est pas le héros des islamistes défavorisés, mais un vrai populiste islamo-fasciste corrompu, une sorte de Berlusconi iranien dont le mélange de rodomontades clownesques et de politique de coercition impitoyable cause un malaise jusqu'au sein de la majorité des ayatollahs. Sa distribution démagogique de miettes aux pauvres ne devrait pas nous induire en erreur : derrière lui se trouvent non seulement les organes de la répression policière et un appareil de communication très occidentalisé, mais aussi une nouvelle classe riche et puissante, fruit de la corruption du régime - les Gardiens de la révolution en Iran ne sont pas une milice populaire, mais une entreprise géante, le plus puissant centre de la richesse du pays.
Deuxièmement, nous devrions établir une claire différence entre les deux principaux candidats opposés à Ahmadinejad, Mehdi Karroubi et Moussavi. Karroubi est un réformiste qui propose en substance une version iranienne de la politique communautariste, en promettant d'octroyer des faveurs à tous les groupes particuliers. Moussavi incarne quelque chose de différent : son nom représente la véritable réanimation du rêve populaire qui soutenait la révolution de Khomeyni, même si ce rêve était une utopie.
Cela signifie que nous ne saurions réduire la révolution de 1979 à une prise de pouvoir des extrémistes islamistes : elle représentait bien plus que cela. Il est temps aujourd'hui de rappeler l'incroyable effervescence de la première année qui suivit la révolution, avec l'explosion époustouflante de créativité politique et sociale, les expériences organisationnelles et les débats parmi les étudiants et la population. Le fait même que cette explosion ait fait l'objet d'une répression démontre que la révolution de Khomeyni était un événement politique authentique, une ouverture momentanée qui libéra les forces inédites de la transformation sociale, un moment où "tout semblait possible".
Suivit alors une fermeture progressive à travers la prise du pouvoir politique par les autorités islamistes. Pour le dire en termes freudiens, le mouvement de protestation auquel nous assistons est le "retour du refoulé" de la révolution de Khomeyni. Enfin et surtout, cela signifie que l'islam renferme un véritable potentiel libérateur : pour trouver un "bon islam", nul besoin de remonter au Xe siècle ; nous l'avons ici, sous nos yeux.
L'avenir est incertain. Très probablement, les détenteurs du pouvoir endigueront l'explosion populaire, et le chat, au lieu de tomber dans le précipice, regagnera la terre ferme. Le régime, loin d'être le même qu'avant, sera juste un gouvernement autoritaire et corrompu parmi d'autres. Quelle que soit l'issue, il est important de garder à l'esprit que nous assistons à un grand événement émancipateur qui excède le cadre de la lutte entre les libéraux pro-occidentaux et les intégristes anti-occidentaux. Si notre pragmatisme cynique devait nous faire perdre la capacité de reconnaître cette dimension émancipatrice, alors nous, Occidentaux, serions en train d'entrer dans une ère post-démocratique, nous préparant à accueillir nos propres Ahmadinejad. Les Italiens connaissent déjà son nom : Berlusconi. D'autres attendent leur tour.
Philosophe
Traduit de l'anglais par Christine Vivier
Slavoj Zizek
Article paru dans l'édition du 28.06.09
Original Engish
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Zizek on Iran’s 2009 post-election crisis
June 25, 2009
“Will the Cat Above the Precipice Fall Down?”
By Slavoj Zizek
When an authoritarian regime approaches its final crisis, its dissolution as a rule follows two steps. Before its actual collapse, a mysterious rupture takes place: all of a sudden people know that the game is over, they are simply no longer afraid. It is not only that the regime loses its legitimacy, its exercise of power itself is perceived as an impotent panic reaction. We all know the classic scene from cartoons: the cat reaches a precipice, but it goes on walking, ignoring the fact that there is no ground under its feet; it starts to fall only when it looks down and notices the abyss. When it loses its authority, the regime is like a cat above the precipice: in order to fall, it only has to be reminded to look down…
In Shah of Shahs, a classic account of the Khomeini revolution, Ryszard Kapuscinski located the precise moment of this rupture: at a Tehran crossroad, a single demonstrator refused to budge when a policeman shouted at him to move, and the embarrassed policeman simply withdrew; in a couple of hours, all Tehran knew about this incident, and although there were street fights going on for weeks, everyone somehow knew the game is over. Is something similar going on now?
There are many versions of the events in Tehran. Some see in the protests the culmination of the pro-Western “reform movement” along the lines of the “orange” revolutions in Ukraine, Georgia, etc. – a secular reaction to the Khomeini revolution. They support the protests as the first step towards a new liberal-democratic secular Iran freed of Muslim fundamentalism. They are counteracted by skeptics who think that Ahmadinejad really won: he is the voice of the majority, while the support of Mousavi comes from the middle classes and their gilded youth. In short: let’s drop the illusions and face the fact that, in Ahmadinejad, Iran has a president it deserves. Then there are those who dismiss Mousavi as a member of the cleric establishment with merely cosmetic differences from Ahmadinejad: Mousavi also wants to continue the atomic energy program, he is against recognizing Israel, plus he enjoyed the full support of Khomeini as a prime minister in the years of the war with Iraq.
Finally, the saddest of them all are the Leftist supporters of Ahmadinejad: what is really at stake for them is Iranian independence. Ahmadinejad won because he stood up for the country’s independence, exposed elite corruption and used oil wealth to boost the incomes of the poor majority – this is, so we are told, the true Ahmadinejad beneath the Western-media image of a holocaust-denying fanatic. According to this view, what is effectively going on now in Iran is a repetition of the 1953 overthrow of Mossadegh – a West-financed coup against the legitimate president. This view not only ignores facts: the high electoral participation – up from the usual 55% to 85% – can only be explained as a protest vote. It also displays its blindness for a genuine demonstration of popular will, patronizingly assuming that, for the backward Iranians, Ahmadinejad is good enough – they are not yet sufficiently mature to be ruled by a secular Left.
Opposed as they are, all these versions read the Iranian protests along the axis of Islamic hardliners versus pro-Western liberal reformists, which is why they find it so difficult to locate Mousavi: is he a Western-backed reformer who wants more personal freedom and market economy, or a member of the cleric establishment whose eventual victory would not affect in any serious way the nature of the regime? Such extreme oscillations demonstrate that they all miss the true nature of the protests.
The green color adopted by the Mousavi supporters, the cries of “Allah akbar!” that resonate from the roofs of Tehran in the evening darkness, clearly indicate that they see their activity as the repetition of the 1979 Khomeini revolution, as the return to its roots, the undoing of the revolution’s later corruption. This return to the roots is not only programmatic; it concerns even more the mode of activity of the crowds: the emphatic unity of the people, their all-encompassing solidarity, creative self-organization, improvising of the ways to articulate protest, the unique mixture of spontaneity and discipline, like the ominous march of thousands in complete silence. We are dealing with a genuine popular uprising of the deceived partisans of the Khomeini revolution.
There are a couple of crucial consequences to be drawn from this insight. First, Ahmadinejad is not the hero of the Islamist poor, but a genuine corrupted Islamo-Fascist populist, a kind of Iranian Berlusconi whose mixture of clownish posturing and ruthless power politics is causing unease even among the majority of ayatollahs. His demagogic distributing of crumbs to the poor should not deceive us: behind him are not only organs of police repression and a very Westernized PR apparatus, but also a strong new rich class, the result of the regime’s corruption (Iran’s Revolutionary Guard is not a working class militia, but a mega-corporation, the strongest center of wealth in the country).
Second, one should draw a clear difference between the two main candidates opposed to Ahmadinejad, Mehdi Karroubi and Mousavi. Karroubi effectively is a reformist, basically proposing the Iranian version of identity politics, promising favors to all particular groups. Mousavi is something entirely different: his name stands for the genuine resuscitation of the popular dream which sustained the Khomeini revolution. Even if this dream was a utopia, one should recognize in it the genuine utopia of the revolution itself. What this means is that the 1979 Khomeini revolution cannot be reduced to a hard line Islamist takeover – it was much more. Now is the time to remember the incredible effervescence of the first year after the revolution, with the breath-taking explosion of political and social creativity, organizational experiments and debates among students and ordinary people. The very fact that this explosion had to be stifled demonstrates that the Khomeini revolution was an authentic political event, a momentary opening that unleashed unheard-of forces of social transformation, a moment in which “everything seemed possible.” What followed was a gradual closing through the take-over of political control by the Islam establishment. To put it in Freudian terms, today’s protest movement is the “return of the repressed” of the Khomeini revolution.
And, last but not least, what this means is that there is a genuine liberating potential in Islam – to find a “good” Islam, one doesn’t have to go back to the 10th century, we have it right here, in front of our eyes.
The future is uncertain – in all probability, those in power will contain the popular explosion, and the cat will not fall into the precipice, but regain ground. However, it will no longer be the same regime, but just one corrupted authoritarian rule among others. Whatever the outcome, it is vitally important to keep in mind that we are witnessing a great emancipatory event which doesn’t fit the frame of the struggle between pro-Western liberals and anti-Western fundamentalists. If our cynical pragmatism will make us lose the capacity to recognize this emancipatory dimension, then we in the West are effectively entering a post-democratic era, getting ready for our own Ahmadinejads. Italians already know his name: Berlusconi. Others are waiting in line.
http://www.cinestatic.com/infinitethought/2009/06/will-cat-above-precipice-fall-down.asp
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29 June 2009
Téhéran en crise, ou le retour aux sources de la révolution de 1979LE MONDE | 27.06.09 | 15h44
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گزارش مالی کارزارهای افشای نقض حقوق بشر در جمهوری اسلامی در روند جلسات شورای حقوق بشر سازمان ملل در ژنو
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Monday, June 29, 2009


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